En attendant le prochain combat – Impressions d’un voyage en Israël
Par Sacha Wigdorovits
En se promenant sur le front de mer de Tel Aviv, que ce soit vers le sud en direction de Jaffa ou vers le nord en direction des cafés, restaurants et boutiques du vieux port, on se croirait au milieu de la normalité.
Des femmes et des hommes de tous âges font leur jogging, comme toujours, avec leurs écouteurs sur les oreilles. Les grands-pères promènent leurs petits-enfants sur leurs vélos. Et les propriétaires de chiens laissent leurs compagnons à quatre pattes s’ébattre sur la plage spécialement réservée à cet effet, pour ensuite laver le sable de leur pelage avec du shampoing sous la douche pour chiens. Ce n’est pas pour rien que Léon de Winter a intitulé son dernier roman, dans lequel Tel Aviv joue un rôle central, « La ville des chiens ». Les chats bien nourris ne manquent pas non plus.
Mais cette atmosphère paisible est trompeuse. En effet, Israël est toujours traumatisé par le 7 octobre 2023, comme en témoigne la visite du site du Nova Festival, où le Hamas et ses complices de Gaza ont assassiné plus de 400 festivaliers qui faisaient la fête ensemble.
Chacun de ces jeunes gens, presque sans exception, est commémoré par une plaque fixée sur un poteau et portant le nom et la photo de la ou des personnes assassinées. Les photos montrent des visages joyeux, insouciants et souriants. Mais ce sont tous des visages de morts. C’est ainsi qu’un ancien site de festival est devenu un mémorial et que des milliers d’Israéliens et de visiteurs étrangers s’y rendent chaque jour en pèlerinage.
Mazal est l’une des survivantes. Elle aussi revient chaque semaine à cet endroit pour rendre visite à ses amis Danielle et Yochai, qui ont été abattus dans le dos à sa gauche et à sa droite pendant sa fuite. Minute par minute, elle décrit cette journée, sa fuite, sa survie. C’est un récit d’horreur. « C’est en pensant à mon fils de neuf ans que j’ai survécu », dit-elle.
A quelques kilomètres de là, à Tekuma, sont conservées les centaines de voitures que le Hamas a bombardées le 7 octobre et auxquelles il a ensuite mis le feu. Pour s’assurer que les occupants soient brûlés, les terroristes avaient aspergé les voitures d’un liquide qui produisait une température si élevée que même la chair humaine s’enflammait. Il ne restait donc plus que des cendres de nombreuses victimes. Ici aussi, de nombreux Israéliens viennent chaque jour en pèlerinage pour se souvenir de leurs morts.
L’intérêt constant de la population pour l’horreur du 7 octobre s’exprime aussi d’une autre manière. Par exemple, dans le bar de rue en bois des « Shuva Brothers ». De leur vrai nom Dror, Eliran et Kobi Trabelsi, ils sont originaires du moshav (cité communautaire) de Shuva, habité par des juifs religieux.
Le soir du 7 octobre, les trois frères ont commencé à servir du café et de l’eau aux forces de sécurité et aux membres de l’armée à un carrefour situé près de leur village, non loin de la bande de Gaza. Aujourd’hui, ils distribuent plus de 3 000 repas par jour aux soldats stationnés à Gaza et dans la zone frontalière qui se reposent chez eux, ainsi qu’aux voyageurs de passage. Gratuitement, financés par des dons du monde entier.
Il est peu probable que les Shuva Brothers arrêtent prochainement leur service de bénévolat. En effet, rares sont les Israéliens qui pensent que la guerre contre le Hamas à Gaza et contre le Hezbollah au sud du Liban est définitivement terminée.
Certes, le plan de paix du président américain Donald Trump prévoit une force internationale de stabilisation pour désarmer le Hamas et démilitariser Gaza. Et au nord, le gouvernement libanais s’est engagé à retirer les armes au Hezbollah, la milice terroriste locale. Mais en Israël, on ne se fait pas d’illusions sur ce qui va se passer. L’opinion dominante est que les deux ne se réaliseront que si l’armée israélienne le fait.
C’est ce qu’illustre l’entretien avec Sarit, responsable de la sécurité à Za’rit, et avec Yoram à Shtula, un petit moshav également situé à la frontière avec le Liban. Le 7 octobre 2023, il était resté dans son village avec 11 autres personnes pour le défendre, en prévision d’une attaque du Hezbollah. Le reste de la population a été évacué. Mais c’est exactement le son de cloche que l’on entend lorsque l’on parle avec des Israéliens dans les grandes villes du centre du pays ou avec des habitants du sud, près de la frontière avec Gaza.
« Dans cinq mois, nous repartirons en guerre », déclare l’ancien conseiller à la sécurité nationale du gouvernement, Yaakov Amidror, lors de la réunion de Tel Aviv. C’est-à-dire lorsqu’il aura été prouvé que la deuxième phase du plan Trump reste théorique et que le Hamas gouverne et terrorise toujours Gaza.
Le seul dénominateur commun au sein de la population israélienne est qu’il est indispensable de chasser le Hamas du pouvoir. Sinon, l’État juif est divisé comme jamais auparavant en moins de 80 ans d’histoire.
Chaque samedi soir, après la fin du shabbat, des manifestations ont lieu à Tel Aviv, Haïfa et dans les autres grandes villes du pays. Jusqu’à présent, elles concernaient également les derniers otages morts qui n’avaient pas encore été remis à Israël par le Hamas. Mais c’est surtout le gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahu et de ses partenaires de coalition d’extrême droite Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich qui sont visés.
Les manifestations ont commencé plusieurs mois avant le 7 octobre 2023 pour protester contre la réforme du système judiciaire prévue par le gouvernement. Celle-ci vise à réduire le pouvoir de la Cour suprême et, plus généralement, l’influence du système judiciaire sur la politique. Israël n’ayant pas de constitution écrite, le pouvoir judiciaire, et en particulier la Cour suprême, revêt une importance bien plus grande que, par exemple, le Tribunal fédéral en Suisse.
Les manifestations dans les rues des grandes villes israéliennes sont également dirigées contre l’exemption des juifs ultra-orthodoxes (haredim) du service militaire. Ce thème est à nouveau d’actualité, car le gouvernement a présenté il y a quelques jours une loi qui devrait obliger les haredim à servir dans l’armée israélienne Tsahal. La Cour suprême les y avait déjà obligés en 2024.
Pourtant, la loi qui vient d’être présentée ne correspond en rien à la volonté exprimée par la Cour à l’époque. Certes, elle prétend ordonner le service obligatoire pour les haredim. Mais en même temps, elle contient de nombreuses dispositions qui garantissent de facto l’impunité aux ultra-orthodoxes qui ne répondent pas à l’ordre de conscription. Il s’agit donc d’un tigre de papier typiquement édenté.
Le Premier ministre Netanyahu n’a accepté ce projet de loi que pour s’assurer le soutien des partis hared et sauver son gouvernement de coalition. Il n’est cependant pas certain qu’il y parvienne et qu’il obtienne une majorité au Parlement (Knesset) pour le projet de loi. En effet, les partis d’opposition ne sont pas les seuls à s’opposer au projet de loi, des députés du Likoud, le propre parti de Netanyahou, ont déjà déclaré publiquement qu’ils ne voteraient pas la loi sous cette forme.
Les Israéliens laïques, qui représentent un peu plus de 40% de la population, sont les plus indignés par le projet de loi. Mais de très nombreux Israéliens nationaux-religieux s’y opposent également et en veulent donc à leurs propres partis. En effet, ces juifs religieux sionistes effectuent également leur service militaire avec les Israéliens laïques et portent avec eux tout le poids de la guerre.
L’exemption du service militaire pour les haredim indigne d’autant plus les Israéliens laïcs que l’État, à leurs frais et avec leurs impôts, verse chaque année des sommes colossales aux ultra-religieux, qui ne représentent qu’environ 14% de la population.
L’armée n’est pas non plus servie par cette « fausse loi de conscription ». En raison de la poursuite de la guerre contre le Hamas et le Hezbollah qui se profile à l’horizon, elle aurait un besoin urgent du potentiel de réservistes de 80 000 à 100 000 hommes parmi les ultra-religieux en âge de servir.
Ainsi, la population d’Israël est certes unie dans le traumatisme et le deuil du 7 octobre et dans son attente désabusée d’une poursuite prochaine de la guerre. Mais politiquement, elle est profondément déchirée.
Ce n’est pas tant un fossé entre la gauche et la droite qui divise le pays, car même au sein du Likoud, parti situé à droite, certains rejettent leurs partenaires d’extrême droite au gouvernement, Smotrich et Ben-Gvir. Il s’agit avant tout d’un fossé entre l’Israël laïque et l’Israël ultra-religieux. La question qui se posera lors des prochaines élections d’octobre 2026 n’est donc pas de savoir si la gauche ou la droite gagne. La question est de savoir si Israël restera un projet (de réussite) démocratique, sioniste et progressiste. Ou l’État juif va-t-il progressivement revenir à l’âge biblique au cours des prochaines décennies ?
Sacha Wigdorovits est président de l’association Fokus Israel und Nahost, qui gère le site web fokusisrael.ch. Il a étudié l’histoire, la germanistique et la psychologie sociale à l’université de Zurich et a travaillé, entre autres, comme correspondant aux États-Unis pour la SonntagsZeitung, a été rédacteur en chef du BLICK et cofondateur du journal pour pendulaires 20minuten.











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